Jehan, un crêpier poète

JOSEPHINE

Elle battait vigoureusement la pâte pour incorporer de l’air

A la main, comme elle l’avait appris de sa grand-mère ;

Il fallait la faire la veille pour qu’elle ait le temps de fermenter

Pour qu’elle ait une belle couleur et qu’elle soit facile à travailler.

Ca partait de presque rien : de la farine de sarrasin, de l’eau et du sel,

Elle avait son secret : elle rajoutait une petite cuiller de miel ;

Pour les crêpes c’était des œufs, de la farine, de l’eau, du lait

Les étoiles dans les yeux, elle disait : « sa pâte il faut l’aimer ».

Elle disait que derrière la galettière

Elle pouvait entendre le bruit saisissant de la mer,

Au-dessus de ses bilig elle maîtrisait parfaitement la cuisson

Ça ne relevait pas tant de la cuisine que du métier de forgeron.

Elle aimait cette cuisson franche, vive et instantanée

Elle avait ce tour de main qu’on apprend qu’avec les années ;

Avec son rozell et sa spatule elle était artisan de la crêpe

Il y avait une règle d’or : on la mangeait dès qu’elle était prête !

Elle œuvrait à côté de chez elle dans un appentis

On apportait de quoi garnir les galettes, le vendredi

Des œufs, du fromage, parfois une tranche de jambon épaisse

C’était les produits de la ferme ceux qu’on avait sous la main,

Y avait une table de monastère au milieu de la pièce

Ici se mélangeaient les enfants, les vieux, les paysans et les marins.

On se retrouvait chez « fine » pour manger autour d’une chandelle

Des crêpes si fines et croustillantes, qu’on aurait dit de la dentelle ;

Elles étaient parsemées de trous : qu’est-ce que c’était beau à voir !

Artisan de la crêpe, Joséphine faisait des œuvres d’art.

Mais avec Joséphine y avait pas de chichis et sur les galettes

C’était généreusement qu’elle passait la motte de beurre,

Pas d’ingrédients farfelus ici c’était souvent la complète

Si on venait pour midi, on restait aussi pour le quatre heure.

On trouvait parfois un article sur Joséphine dans la presse

Y avait pas d’enseigne, pourtant tout le monde connaissait l’adresse.

En vieillissant, les mains dans la pâte depuis toujours, elle disait :

« C’est mon corps qui se fatigue, ce n’est pas moi »

Le corps éreinté elle gardait des étoiles dans les yeux

Le sourire sur les lèvres et la magie au bout des doigts.

- Texte de Jéhan -

Jéhan Lepretre