Prix d’une crêpe beurre-sucre
« Vous avez de la pâte, vous avez du sucre »… Alors tout le monde peut faire des crêpes. Mais à combien faut-il les vendre ?
En Bretagne, tout le monde a une grand-mère qui a sa recette inimitable de crêpes. Une mamie qui pourrait peut-être être millionnaire. — Lightfield Studio/Canva
- Dans le monde de la restauration, la crêperie est connue pour être celle où les marges sont les plus importantes. Il s’avère que c’est cependant le coût du travail et l’emplacement qui définissent les tarifs.
- Sur une photo récemment diffusée sur les réseaux sociaux, une habitante de Saint-Malo s’étonne, elle, du prix de la crêpe à 4 euros. En Bretagne, certains professionnels s’agacent de cette montée des prix, craignant pour leur réputation.
- Alors à 20 Minutes, où l’on n’hésite pas à mettre la plume dans le beurre Bordier, on s’est demandé combien une beurre-sucre devait vraiment coûter.
Ce n’était au départ qu’une blague. Inventé par le magazine The Economist en 1986, l’indice Big Mac est depuis devenu un véritable sujet d’étude permettant d’évaluer le pouvoir d’achat d’une population en s’appuyant sur le prix du célèbre sandwich de McDonald’s. A 20 Minutes, on a décidé de se reposer sur un produit plus diététique pour créer notre propre index. Notre barème du coût de la vie sera donc basé sur la crêpe au sucre. Un incontournable du goûter attribué à la Bretagne mais que l’on retrouve dans presque toutes les cabanes roulantes, du port du Crouesty aux abords de la Tour Eiffel.
L’idée nous est venue un dimanche pluvieux de décembre en voyant tomber une photo dénonçant le prix des crêpes aux abords de la patinoire de Noël de Saint-Malo. Sur le panneau, on constate que ce classique est proposé à 4 euros avec du beurre Bordier, véritable trésor de baratte local. Dans les commentaires, plusieurs s’indignent du tarif jugé exagéré. Et puis il y a Frédéric, avocat installé dans les Bouches-du-Rhône, qui demande. « Pardon, je ne veux pas troller. Mais c’est quoi le pb, les prix ? ». Bonne question mon Fredo. Car c’est quoi au juste le véritable prix d’une beurre-sucre ? Après des rapides recherches, nous avons pu trouver un modèle à 2,50 euros dans un food-truck de Toulouse et une version à 4,50 euros sur la Grand’Place de Lille. « Le prix d’un kebab il fut un temps », comme le relève cet internaute. En bonne terre centriste, la Bretagne tape au milieu, affichant plutôt sa version autour de 3 euros. Mais on trouve parfois beaucoup moins cher, comme chez Reine Galette, foodtruck qui travaille autour de Rennes et la propose à seulement 1,20 euro. Peut-on alors considérer la beurre-sucre de Saint-Malo à 4 euros comme trop chère ?
Nous avons posé la question à Morgan Hector. Patron de la maison du même nom, le Malouin détient plusieurs restaurants bien connus de la cité corsaire. Depuis une dizaine d’années, c’est sa PME qui installe la patinoire au pied des remparts. C’est aussi son entreprise qui concocte les fameuses crêpes à quatre euros. « Pour moi, il n’y a pas de sujet. Nos crêpes sont au prix du marché. Elles sont toutes à ce prix-là. Celui qui a les moyens, il les achète, celui qui ne peut pas, il n’en prend pas », répond le restaurateur, sans doute un brin agacé de devoir se justifier. Fin connaisseur du monde de la restauration, il accepte de s’expliquer. « Le problème, ce n’est pas le prix de mes crêpes, c’est celui du pouvoir d’achat. Mon prix, c’est un juste équilibre. Il sert d’abord à récompenser l’humain qui fabrique les produits. C’est comme avec le café. On le trouve parfois à 1 euro, parfois à 3 euros. Et pourtant le prix du café, c’est le même pour tout le monde. Chez moi, le café il est à 3 euros. Parce qu’on vous le sert avec une Evian, que le serveur est encravaté, qu’il gagne 3.000 balles par mois et qu’il est heureux d’être là. »
Le coût des ingrédients ? 30 centimesLe restaurateur a raison d’évoquer le coût du travail. Car dans cette affaire de crêpe au sucre, c’est bien là que se fait la différence et pas sur le coût du produit. Dans la restauration, la crêperie est connue pour être l’activité où le « coût matière » est le plus faible et donc potentiellement la plus « rentable ». Pour une crêpe au sucre, un restaurateur effectuant lui-même sa pâte déboursera environ 30 centimes l’unité. S’il la vend trois euros, son gain sera donc multiplié par 10. S’il la vend 4 euros, c’est x13. Et s’il utilise des œufs bios, du beurre de baratte et de la farine Label Rouge ? Tant mieux pour le client. Mais le prix de revient à l’unité ne grimpera que de quelques centimes. « Le problème de la crêpe, c’est que tout le monde peut en faire chez soi. Donc les gens pensent que c’est un plat pas cher. Mais ce qui coûte cher, c’est le temps de travail pour les faire. Et ça, la maman qui les prépare le dimanche au goûter, elle ne le compte pas. Personne ne se plaint de payer sa pizza 12 euros. Et pourtant, ça coûte 1,80 euro à faire, la même chose qu’une galette complète », souligne Bertrand, fondateur de Crêpes Magiques.
Installé à Paris, ce formateur n’est pas du tout choqué de voir une beurre-sucre à 4 euros. « A Paris, c’est le prix ». Et pourquoi ? « Le prix d’un produit se définit selon son environnement, selon le prix qu’un client est prêt à mettre. C’est l’offre et la demande qui régulent tout ». Sur sa chaîne YouTube, le restaurateur s’est plusieurs fois amusé à détailler tous les coûts inhérents à son activité. « Ceux qui vous parlent de l’inflation pour expliquer la hausse du prix, c’est bullshit (du baratin). Car même si vous avez 20 % d’augmentation de vos matières premières, on parle toujours de quelques centimes d’euros sur chaque crêpe. »
L’exemple des délicieuses crêpes de la Tour Eiffel
Plus que le coût du travail, c’est surtout l’emplacement qui semble définir le prix de notre produit phare. Si des crêpes immondes faites à partir de poudre et d’eau stockées dans les égouts sont vendues 5 euros autour de la Tour Eiffel, ce n’est ni grâce à leur inimitable goût, ni à cause du coût du travail, ni à cause du prix des œufs. C’est bien parce qu’il n’y a rien autour pour tous ceux qui ont un petit creux. Proposez la même chose au marché de Loctudy et personne ne viendra vous en acheter. Vous risqueriez même d’êtres délogés.
« Le problème, c’est sans doute que Saint-Malo s’est embourgeoisé. Et je comprends l’agacement des habitants. Ceux qui sont prêts à mettre 4,50 euros dans une crêpe, ils n’habitent sans doute pas à Saint-Malo toute l’année. Ce sont les mêmes qui font grimper les prix de l’immobilier », balance encore le patron de Crêpes Magiques. Cette vision capitaliste de la crêperie n’est cependant pas du goût de tout le monde. Dans le berceau du blé noir et du froment, certains puristes s’étouffent en voyant les prix pratiqués ici et là. « Quatre euros, je trouve ça cher ! Chez moi, c’est 3 euros la beurre-sucre et servie à table. Et c’est partout pareil dans le pays bigouden, témoigne Gilles Stéphant, président de la fédération de la crêperie. Si on rentre dans le jeu d’un prix du marché, on risque de faire comme avec les résidences secondaires. Les gens ne peuvent plus se loger ! Est-ce qu’on veut prendre le risque que les gens ne puissent plus se nourrir ? ». Le pouvoir d’achat n’est clairement pas le même à la pointe de la Torche que dans les beaux quartiers parisiens.
Installé à côté de Saint-Brieuc, Youenn Allano sort près de 30.000 crêpes et galettes par semaine de son atelier. C’est dire s’il s’y connaît. Patron d’une entreprise qui tourne, le Breton refuse de céder aux sirènes du marché et va dans le même sens que le patron de la fédération. « Quand je fais des prestations à emporter, la beurre-sucre, c’est 2 euros, 2,50 euros maximum. Quand je vois certains prix, ça m’agace car on nous fait passer pour des voleurs. A la base, la galette, c’était un repas de pauvre, juste de la farine et de l’eau. Pour moi, elle doit rester accessible, familiale. Que tout le monde puisse se mettre à table sans se ruiner ». A quatre euros l’unité, tout le monde ne pourra pas y goûter.
Source : https://www.20minutes.fr