Chronique mathématique
Pour faire une bonne pâte à crêpes, creusez un puits au milieu de 250 grammes de farine, ajoutez trois oeufs, une pincée de sel, puis 50 centilitres de lait. Fouettez énergiquement et, surtout, ne vous posez pas de questions mathématiques ! Ces dernières pourraient vous mener bien loin de la crêpière. Par exemple, vous pourriez d'abord considérer votre mixture comme un simple arrangement d'atomes et chaque coup de fouet comme une permutation de cet arrangement qui fournit un nouvel arrangement ; une fois cette abstraction mise en place, vous vous demanderiez si l'arrangement dans le saladier sera un jour parfaitement uniforme, sans le moindre grumeau, indépendamment du mouvement de votre main tenant le fouet.
Votre idée - un peu absurde dans la cuisine où la perfection du mélange n'est pas vraiment requise - est de comprendre si une transformation d'un système pourra, après un certain nombre d'itérations, vous amener dans un état proche du mélange parfait. C'est une question naturelle en théorie des systèmes dynamiques, ce domaine des maths où l'on étudie l'évolution à long terme des systèmes. La dynamique du système est une transformation qui fait évoluer le système, c'est-à-dire qui, partant de paramètres décrivant son état initial - les positions et les vitesses des molécules par exemple - donne de nouveaux paramètres correspondant au système après transformation. Pour notre cuisine, la dynamique serait notre coup de fouet.
En appliquant régulièrement la dynamique à partir d'un état donné, on obtient une suite d'états. Votre pensée de cuisinier se traduit donc par la question suivante : en appliquant la dynamique, va-t-on converger vers l'état uniforme ? Ou encore, en termes mathématiques, la dynamique est-elle « mélangeante » ?
En fait, cette question est bien trop générale, car on ne précise ni l'ensemble de paramètres, ni la dynamique. Dans un article de 1967, Anatole Katok et Anatole Stepin, alors jeunes chercheurs à l'université de Moscou, ont résolu un cas particulier de cette question. Prenant comme ensemble un simple intervalle et comme dynamique une application qui découpe l'intervalle et permute les morceaux, alors la propriété de mélange est vraie presque tout le temps. Autrement dit, avec ces hypothèses, vous approcherez l'état uniforme indépendamment de la transformation de découpage-permutation choisie. Dans ce cadre, les deux mathématiciens ont même montré qu'une autre propriété, l'ergodicité, est vérifiée presque tout le temps. Cette dernière peut se traduire par le fait que, dans un système qu'on laisse évoluer, l'état observé après un temps suffisamment long ne dépend pas de l'état de départ. Or l'ergodicité est à la base de la physique statistique.
Ce théorème est ainsi un point de départ de nombreux résultats mathématiques. Quels sont les systèmes dynamiques les plus généraux qui vérifient les propriétés de mélange ? Un petit tour sur un site de prépublications de travaux scientifiques, comme arXiv, montre que le sujet est loin d'être clos et que des mathématiciens de premier plan, par exemple le Franco-Brésilien Artur Avila, le dernier médaillé Fields, continuent de labourer le terrain de ces questions. Si vous vous plongez dans les 77 pages de son article de 2015 (1), écrit avec Sylvain Crovisier et Amie Wilkinson, vous verrez par exemple apparaître des « superblenders » pour l'étude d'une propriété de certains mélanges. Vous voilà rassuré sur la pertinence de vos divagations. Toutefois, n'oubliez pas de retourner la crêpe !
(1) A. Avila et al., arXiv : 1412.2853, 2015.
Source : Roger Mansuy dans mensuel 522 - avril 2017
Roger Mansuy, professeur au lycée Louis-le-Grand, à Paris.