Archéologie - Histoire de la crêpe
Dans les fosses de l’ancienne abbaye de Landévennec (Finistère), des céramiques médiévales ont été retrouvées. Les moines faisaient ainsi des crêpes dès le XIIIe siècle.
Guénolé Ridoux montre le morceau de galettière trouvé dans les « poubelles » médiévales de l’ancienne abbaye de Landévennec, qui a permis de reconstituer l’objet intégral, est à la base du projet 2020 du musée. | OUEST-FRANCE
Oui, les moines qui vivaient à l’abbaye de Landévennec au Moyen Âge faisaient des crêpes. C’est l’une des conclusions des travaux scientifiques très sérieux menés depuis cinq ans par l’équipe du musée de l’ancienne abbaye. Ces avancées scientifiques font bouger la chronologie du plat régional le plus populaire et donnent lieu, aujourd’hui, à une exposition et une publication.
Mais tout remonte à une dizaine d’années. Un fragment en argile, de la forme et de la taille d’une part de pizza, est retrouvé dans les collections du musée de cette abbaye fondée à la fin du Ve siècle, par saint Guénolé et quelques disciples. Mis au jour lors d’une précédente campagne de fouilles archéologiques, il provient des fosses qui servaient de « poubelles » aux moines et daterait du XIIIe-XIVe siècle.
« Ce fragment provient d’un mobilier circulaire et plat », explique Guénolé Ridoux, qui travaille au musée et assure le commissariat de l’exposition actuelle, Quand la crêpe devient bretonne. L’épaisseur (plusieurs centimètres) et la composition du fragment (une céramique onctueuse – qui résiste à la chaleur et la diffuse très bien grâce une proportion importante de talc) laissent penser à un objet qui se plaçait sur le feu plutôt que dans un four. Quant à l’argile utilisée, elle ressemble beaucoup à celle exploitée dans le Cap-Sizun tout proche.
Coup de chance, l’objet est « archéologiquement complet », on peut donc en reconstituer sa forme passée, qui une fois modélisée, ressemble à une galettière moderne.
Galettière reconstituée à partir d’un fragment retrouvé à l’ancienne Abbaye de Landévennec. | OUEST-FRANCE
Ces galettières, plats circulaires en terre cuite d'un centimètre d'épaisseur et de vingt-cinq à quarante centimètres de diamètre, ne se retrouvent en effet nulle part ailleurs que dans la région bretonne.
Du fragment à la réalité
Confortés dans leur hypothèse, les historiens envoient le fragment au laboratoire Nicolas-Garnier. Ce dernier procède, en 2015, à des analyses physico-chimiques, selon une méthode qui permet de séparer les composés chimiques (chromatographie en phase gazeuse) afin d’en identifier les molécules en mesurant leur masse, la spectrométrie de masse.
Les résultats sont sans équivoque. Sur la surface du plat, on retrouve des traces de produits laitiers, dont un marqueur qui ne peut que provenir du beurre. La présence de certaines molécules suggère aussi que l’objet a été exposé à des chauffages répétés et à des températures très élevées (au-delà de 240 °C).
Les galettières ont été reconstituées et testées avant d'être exposées au musée de l'ancienne abbaye de Landévennec.
Plusieurs graissages, températures et pâtes
Mais pour étayer leur hypothèse, les historiens ont besoin d’aller plus loin. Ils font alors appel à l’archéologie expérimentale, qui vise à reconstituer et utiliser les objets archéologiques, selon les techniques et avec les matériaux de l’époque, pour en comprendre leurs usages.
Le temps de trouver les financements pour ce projet, on est en 2019. « On a reconstitué cinq galettières semblables à celle retrouvée, rapporte Guénolé Ridoux. On a ensuite testé plusieurs graissages, plusieurs températures de chauffage, plusieurs pâtes. » Retranchés à l’écomusée des monts d’Arrée le temps de l’expérimentation, les historiens se font crêpiers et leurs premiers essais confirment l’idée de départ : l’objet servait à faire des crêpes.
Guénolé Ridoux, commissaire de l’exposition, et Bernard Hulin, directeur du musée. | OUEST-FRANCE
Des traces de beurre et d’autres produits laitiers
Des analyses chimiques - une chromatographie et une spectrographie de masse - ont d'abord été réalisées sur les deux galettières retenues pour l'étude. Les scientifiques ont alors pu déterminer la présence d'acides gras à chaînes courtes, marqueurs chimiques des produits laitiers. Les analyses ont également révélé des traces d'acides phytaniques et de cholestérol ainsi que des produits de la dégradation de triglycérides à haute température, témoins de l'utilisation du beurre pour la cuisson.
Les résultats de l'analyse physico-chimique ont été résumés dans une infographie. Crédit : David Yven
Plus intéressant encore, les cétones impaires détectées dans la céramique suggèrent une cuisson de matière grasse à très haute température, entre 240 et 270°C. "Ces données sont parfaitement compatibles avec la cuisson des crêpes aujourd'hui, à plus de 220°C !", souligne Guénolé Ridoux.
À la recherche de la cuisson parfaite
Afin de vérifier ces résultats d'analyse, les scientifiques se sont attelés à l'archéologie expérimentale, un domaine de l'archéologie visant à retracer les gestes et techniques passées par l'expérimentation. Six galettières ont ainsi été reconstituées pour être testées dans différentes conditions de cuisson. Au beurre, au saindoux ou encore sur foyer, chaque récipient a été soumis à un protocole distinct. L'objectif : comparer les traces laissées par ces différentes utilisations avec les galettières d'origine.
Les six galettières ont été testées avec des températures de cuisson et graissages différents. Crédits : Musée de l'ancienne abbaye de Landévennec
Au total, l'équipe a pu réaliser une douzaine d'expérimentations. Si l'analyse des échantillons et la comparaison avec les galettières médiévales sont encore en cours, les archéologues peuvent déjà affirmer certains éléments : l'aliment cuit dans le récipient breton était une pâte liquide, contenant des produits laitiers et chauffée à une température de plus de 200°C… Pas de doute, il s'agit bien de crêpes !
Quand la crêpe devient bretonne
Cette enquête autour des galettières médiévales est en réalité incluse dans une plus grande investigation autour de l'origine de la crêpe. Celle-ci a donné lieu à l'exposition "Quand la crêpe devient bretonne", ouverte depuis juin 2020 au musée de l'ancienne abbaye de Landévennec. Au programme : jeux, manipulations et vidéos pour en apprendre plus sur l'origine, les traditions et les controverses qui planent autour de ce plat mythique.
« Grâce à l’archéologie, on peut aujourd’hui développer une temporalité et une histoire, différentes de la crêpe bretonne, poursuit le directeur du musée de l’ancienne abbaye, Bernard Hulin. Elle n’est plus seulement cette nourriture de sauvages que l’on prétendait au XIXe siècle, jusqu’au développement du tourisme, ni celle de nos crêperies modernes. »
Exposition Quand la crêpe devient bretonne au musée de l’ancienne abbaye de Landévennec. Tous les jours, de 10 h 30 à 18 h. Plein tarif : 6 € ; réduit : 5 €.
Un livre pour vulgariser les avancées scientifiques dans ce domaine existe aussi. Et vous ? Êtes-vous plutôt crêpe ou galette ? publié en deux versions, français et breton, chez Coop Breizh. 20 €.
Vidéo de l'exposition "Quand la crêpe devient bretonne" au musée de l'ancienne abbaye de Landévennec. Réalisation : Marc Beugnot, Her-Bak Médias
Sources : https://www.ouest-france.fr - https://www.sciencesetavenir.fr